8
« Seul celui qui a la Pureté et la Noblesse peut espérer la vie éternelle offerte par le Graal. »
Adolf Hitler
« Et beaucoup d’entre ceux qui dorment dans la poussière du sol s’éveilleront, certains pour la vie éternelle, d’autres pour la honte et le mépris éternels. »
Daniel, 12-2
Smith frissonna et resserra son écharpe autour de son cou en maudissant le froid nocturne. Son poste d’observation dans le vieux cimetière ne lui plaisait guère, avec ces pierres tombales disséminées un peu partout autour de lui, certaines penchées comme si les défunts s’étaient agités dans leur tombeau. Une seconde, il songea au réconfort d’une cigarette mais il abandonna aussitôt cette idée. Le banc était certes dans l’obscurité la plus dense, mais le point incandescent de la cigarette risquait quand même d’être remarqué de la petite rue. Inutile de susciter la curiosité d’un éventuel passant... même si, à cette heure de la nuit, personne ne passait devant l’église.
Il consulta le cadran lumineux de sa montre. Encore deux heures avant la relève. D’ici là, il devrait rester dans cet endroit lugubre à surveiller la maison en face. Et pour quel résultat ? Ils ne seraient pas assez stupides pour tenter quoi que ce soit... Mon Dieu, songea-t-il, quelle sorte de détraqués étaient-ils pour avoir ainsi crucifié une femme ? Smith se demanda s’il était le seul à surveiller les lieux. La police ? Le meurtre n’était pas courant, pourtant elle était restée très discrète. Et le peu d’écho dans la presse traduisait une action certaine des autorités pour étouffer l’affaire, sans doute pour ne pas donner d’idées à d’autres meurtriers en puissance. N’importe quel malade mental lit la relation de l’assassinat dans son journal et rêve de l’imiter. Et certains finissent par passer à l’acte. L’exemple des poseurs de bombes avait enseigné une grande prudence à la police.
Quelle sorte d’homme était ce Steadman ? D’après ce que Smith avait compris, le détective avait d’abord refusé de les aider, mais le meurtre de son associée l’avait décidé. Goldblatt avait été furieux de cet échec, malgré la prédiction de Smith qui surveillait le détective depuis des années. Cela faisait partie de son travail de « taupe » dans ce pays, et il avait suivi le développement de l’agence et l’installation de Steadman dans une existence assez paisible. L’homme avait relégué la violence dans le passé, et la mort de Mrs. Wyeth seule expliquait son revirement.
A cinquante-huit ans, prospère bijoutier de Walthamstow, Joseph Solomon Smith comprenait très bien Steadman. Lui-même rêvait de quitter le Mossad. Comme des milliers d’autres, il avait fui l’Allemagne juste avant la guerre, quand Hitler avait commencé ses exactions contre la communauté juive. Le changement de nom massif qui s’était opéré à l’arrivée des réfugiés en Angleterre avait eu quelque chose de presque comique. Les autorités douanières avaient fermé les yeux sur le nombre étonnant de Harris, de Kane et de Gold qui débarquaient, sans doute parce qu’elles concevaient le traumatisme que les déracinés attachaient aux terminaisons en « ein », « baum » ou « berg « de leur véritable patronyme. Et l’afflux des entrées sur le territoire était trop grand pour permettre des vérifications sérieuses.
Il avait choisi Smith parce que c’était indubitablement anglais et qu’il avait entendu un des officiers de l’Immigration appeler un collègue ainsi alors qu’il faisait la queue à un des postes de débarquement. C’était un nom anodin, discret. Un nom sûr. Il avait manqué s’évanouir d’angoisse sous le regard soupçonneux de l’officier, mais après une seconde celui-ci avait pris un air résigné pour l’inscrire sur les papiers d’entrée.
Après la guerre, beaucoup de ses compatriotes avaient voulu retrouver leur véritable identité, mais pas lui. Smith lui convenait très bien.
Il était le seul de sa famille à avoir échappé aux rafles allemandes. Toute sa famille avait été emmenée dans les camps alors qu’elle s’apprêtait à quitter le pays. Mais la jeunesse de Joseph Solomon l’avait sauvé. Ce soir-là, il était allé dire adieu à la jeune fille qu’il aimait et, lorsqu’il était revenu – en retard – au foyer familial, les SS étaient déjà là. Caché sous une porte cochère, il avait vu son père tomber sur le trottoir, sa longue barbe ensanglantée, et les coups de crosse sur son corps maigre avaient pétrifié d’horreur le jeune garçon. Son frère et sa sœur à demi inconscients étaient soutenus par les aisselles, et sa mère couverte de sang traînée par les cheveux comme un animal mort. Sous la porte cochère, Joseph était resté figé de terreur devant cette scène inimaginable, et c’est ce qui l’avait sauvé.
Les cauchemars ne s’étaient apaisés qu’une vingtaine d’années plus tard, avec la honte qui le tenaillait pour n’avoir rien tenté contre les SS. Son esprit avait fini par enfermer ces souvenirs atroces dans un coin reculé de sa mémoire. Pourtant, il ne pouvait totalement les effacer, comme il ne pouvait oublier les deux hommes responsables du génocide, Adolf Hitler et son second, Heinrich Himmler.
Leurs visages le hantaient encore parce qu’ils étaient la source de sa terreur et de sa culpabilité intime, et parce que le mal qu’ils avaient déclenché pouvait resurgir dans l’avenir.
Après la guerre, il avait appris que toute sa famille avait péri à Auschwitz. Pour racheter son indignité, il avait voulu rejoindre ceux qui se rassemblaient en Palestine prenant part à l’édification de leur nation. Mais les nouveaux Israéliens l’en avaient dissuadé. Pour eux, si les siècles d’oppression étaient terminés, le combat pour la création et la survie d’Israël ne cesserait jamais, et il leur fallait des soldats partout dans le monde. Jamais plus ils ne feraient confiance à une autre nation, même s’ils entretenaient et encourageaient de bons rapports avec toutes celles le désirant.
Ils avaient persuadé Smith de demeurer en Angleterre, de devenir un Anglais respectable et d’attendre.
Il avait travaillé chez de petits bijoutiers dans Hatton Garden, car il avait appris les rudiments de ce métier aux côtés de son père. Sa réclamation officielle auprès du gouvernement allemand au titre des dommages de guerre prit des années avant d’aboutir, car les demandes se comptaient par dizaines de milliers, et chacune devait être vérifiée. Bien peu recevaient quelque chose du pays ruiné, mais Smith eut la chance de se voir allouer une petite somme. Ajoutée au pécule amené par son mariage avec Sadie, cela lui permit d’ouvrir sa propre bijouterie dans Walthamstow.
Une autre source de revenus ignorée de sa femme était le règlement régulier du Shin Beth. Le montant en était faible, mais en contrepartie il n’exécutait que des tâches minimes et occasionnelles. Plus jeune, il s’était montré déçu des missions anodines qu’ils lui confiaient, mais ils lui avaient conseillé la patience. Il devait servir Israël comme ils le lui demandaient. Son heure viendrait.
Il l’attendait toujours, mais avec une impatience décroissante. Il s’acquittait à présent de ses « tâches » par simple sens du devoir, sans plus de passion. Entre autres, il devait garder un œil sur un nommé Harry Steadman, revenu d’Israël et qui s’était établi dans une agence d’enquêtes et filatures. Smith avait trouvé un biais pour l’approcher en confiant à l’agence une enquête de moralité sur son seul employé, qu’il savait par ailleurs tout à fait intègre. Ce stratagème lui avait permis de faire la connaissance de Blake, qui était chargé de son cas. L’ancien policier l’avait rassuré sur l’honnêteté de son employé et l’avait complimenté sur cette précaution. Dans son commerce, le bijoutier avait bien raison de faire preuve de prudence. Blake avait ensuite exécuté quelques recherches très mineures pour son compte, ce qui avait permis à Smith d’instaurer des relations cordiales avec lui se transformant rapidement en des rapports amicaux. A l’occasion de dîners réunissant les deux couples, Blake renseignait sans le savoir Smith sur l’agence, car il aimait son travail et en parlait de lui-même. Jamais le bijoutier ne lui posa une question concernant directement Harry Steadman, et l’ex-policier n’avait visiblement aucun soupçon. Après tout, n’étaient-ils pas devenus de bons amis qui allaient de temps à autre au théâtre ou à un concert ? Et Smith ne l’avait-il pas introduit dans son club de golf de Chingford ? Si un jour le très britannique détective s’interrogeait sur une possible raison cachée de leurs relations, il en arriverait à la conclusion inoffensive que Smith n’était pas indifférent à ses contacts avec la loi.
Le bijoutier souffla dans ses mains et les frotta pour les réchauffer, puis il les enfouit dans les poches de son pardessus. Il commençait à se trouver un peu âgé pour ce genre de surveillance. Le froid ne lui valait rien. Son cœur fatiguait et sa constitution n’était plus aussi robuste que par le passé. D’ailleurs, tout cela se résumait à une perte de temps manifeste. Steadman ne serait certainement pas inquiété chez lui. Smith maudit le Mossad pour son goût du secret. Pourquoi ne lui avait-on rien expliqué ? Et comment allait-il calmer la mauvaise humeur de Sadie ? Sa femme commençait à trouver très curieux qu’il soit ainsi régulièrement retenu à l’extérieur pour son travail jusqu’à l’aube... Il faudrait qu’il trouve une excuse plus... Il se raidit brusquement.
Ai-je vu quelque chose ou mon imagination me jouet-elle des tours ? se demanda-t-il. La rue était très faiblement éclairée. Y avait-il eu ou non un mouvement là-bas ?
Smith plissa les yeux et retint sa respiration. De nouveau, cette ombre évanescente...
Il se leva lentement. Sa poitrine était glacée par le froid et l’émotion, et il se pencha un peu en avant comme si cela devait l’aider à mieux voir. Il crut encore discerner quelque chose qui bougeait, mais il avait l’impression que ce n’était que son imagination. Il n’y avait pas un souffle de vent, rien qui pût agiter un branchage et créer une illusion de vie.
Il avança d’un pas précautionneux, prenant garde de ne faire aucun bruit. Au moindre fait inhabituel, il avait un numéro à appeler, mais la cabine publique la plus proche se trouvait à deux rues de là. Quelle stupidité de leur part ! N’importe quoi pouvait se produire avant qu’il ait eu le temps de les contacter et surtout avant qu’ils arrivent. Mais on lui avait dit qu’il ne se passerait rien, très certainement. Il n’était là que par précaution, pour compléter la procédure ordinaire.
En silence, il maudit ceux qui l’employaient, ces imbéciles de Juifs qui jouaient à cache-cache, et cette pensée le détendit un peu. Sans doute n’était-ce rien du tout : il était resté trop longtemps dans ce lieu lugubre et se laissait emporter par son imagination. Il commençait à avoir des problèmes de fatigue visuelle. Rien d’étonnant : sa montre affichait déjà 1 h 35...
Le bijoutier resta un moment immobile, indécis. Il allait retourner à son banc quand il aperçut un détail étrange. Une ombre se tenait contre la porte de la maison qu’il surveillait, une ombre qui d’après la position de la lune ne pouvait pas se trouver à cet endroit sans trahir une présence vivante. Smith s’avança un peu afin de mieux voir, en prenant soin de marcher sur le gazon pour ne faire aucun bruit. Il progressa ainsi jusqu’à la limite des jardins de l’église et observa la maison, embusqué derrière la haie. Alors seulement, il remarqua que la porte d’entrée de Steadman était entrouverte.
Le bijoutier hésita. Devait-il prévenir son contact ou passer à l’action ? Si le détective dormait, ce qui était plus que probable, il se trouvait peut-être en danger. Mais comment un vieil homme pourrait-il l’aider ? En l’alertant, tout simplement...
Après un long moment d’incertitude où les souvenirs de son ancienne lâcheté et son besoin d’assumer son rôle resurgirent en lui, Smith décida d’aller se rendre compte par lui-même avant d’appeler de l’aide si nécessaire.
Il sortit du jardin sans barrière de l’église et passa dans la rue en restant dans l’ombre dense des murs qu’il suivit jusqu’à la maison de Steadman. Devant la porte entrebâillée, il marqua un temps. Tous les muscles de son vieux corps s’étaient tendus sous l’effet d’une appréhension que même la situation ne pouvait expliquer. Une peur glacée s’était emparée de lui, comme si quelqu’un ou quelque chose de terriblement hostile l’attendait à l’intérieur de la maison. Quelque chose qui le forçait à entrer.
Il essaya de repousser cette impression en se disant qu’il se faisait des idées. Il pouvait partir, il en avait encore le temps... Mais non, le sentiment était trop fort il y avait là quelque chose qu’il devait absolument voir. Il repoussa la porte d’une main tremblante. Sa respiration était devenue plus heurtée et il tenta sans succès de la rendre silencieuse. Il voulait faire demi-tour et se sauver à toutes jambes, mais son corps et son esprit refusaient d’obéir. Le battant pivota, découvrant le couloir plongé dans l’obscurité.
Smith franchit le seuil et avança en se guidant d’une main contre le mur. Sa vision s’adaptait un peu aux ténèbres. Soudain, il crut percevoir une autre respiration que la sienne et il se figea. Mais il n’entendit plus rien, sinon le battement de son cœur dans sa poitrine. Il reprit sa progression et buta contre la base de l’escalier.
Il s’accrocha à la balustrade et posa un genou sur une des premières marches avec un grognement de douleur. A cet instant précis, il sentit la présence.
Ses yeux remontèrent les degrés un à un jusqu’au tournant. C’était là, un foyer de ténèbres au cœur de l’obscurité, et de son centre quelqu’un – quelque chose – le guettait. Tout le corps de Smith se mit à trembler en percevant la malveillance qui coulait en vagues invisibles jusqu’à lui.
Un mouvement. Une forme descendait l’escalier.
Avec un gémissement, Smith voulut reculer, mais ses membres étaient paralysés par une terreur bien plus grande encore que cette nuit à Berlin, quand il avait vu sa famille emmenée par les nazis. Les yeux écarquillés, il vit la silhouette se matérialiser dans la noirceur extrême devant lui, et sa bouche s’ouvrit pour hurler en discernant les traits du visage. Pourtant ce n’était qu’un assemblage fuligineux d’ombres plus denses dans l’obscurité, mais Smith voyait plus avec l’âme qu’avec les yeux. L’ombre approcha et s’arrêta juste devant lui. Smith rassembla toute sa volonté pour baisser ses mains qui touchaient presque la chose, mais elles n’obéissaient plus. Une odeur de décomposition le frappa et une nausée brusque monta dans sa gorge. Très lentement il réussit à lever le regard jusqu’à la tête de la créature de nuit qui l’écrasait de toute sa taille. Il eut l’impression que la chose se penchait vers lui, et les ombres dessinèrent un visage connu.
— Oh, Dieu... gémit Smith, et son râle se transforma en un hurlement de terreur. Non, c’est impossible !
Dans la soirée, Steadman raccompagna Holly chez elle. Tous deux étaient encore atterrés d’avoir appris que le Chieftain était vide. A mi-chemin de l’appartement de la jeune femme, Steadman trouva soudain une solution à cette énigme, mais il préféra ne pas la formuler. Il examina sa théorie tout en conduisant, et elle résista à toutes les objections qu’il dressait au fur et à mesure. C’était de toute façon la seule possible. Gant était spécialisé dans les armements ultra-sophistiqués, et il avait sans doute installé un système de téléguidage dans le tank. Mais d’où le dirigeait-il ? Là encore, une solution s’imposait : d’un hélicoptère, ce qui expliquait l’infaillibilité apparemment surnaturelle de l’engin dans sa traque. Le véritable pilote du blindé se trouvait au-dessus d’eux, tout simplement ! Mais la chute du Chieftain du haut de la falaise ? Peut-être celui qui contrôlait le tank n’avait-il pas été assez rapide pour changer la direction de l’engin dans son impatience d’écraser le détective. L’hypothèse n’était pas si improbable et Steadman se détendit un peu. Il aimait désamorcer les mystères qui le préoccupaient.
Il embrassa Holly dans la voiture et la regarda rentrer chez elle sans quitter le volant. Elle ne lui proposa pas de monter et il n’en avait aucune envie. Ils étaient tous deux aussi curieux de l’autre que déstabilisés par la puissance de ce qui leur arrivait, mais ils avaient eu leur comptant d’émotions fortes pour la journée et ils ressentaient le besoin de lécher leurs plaies et de réfléchir dans la solitude.
Steadman passa ensuite à l’agence et eut la chance d’arriver à temps pour y trouver encore Sexton et Steve qui s’apprêtaient à partir pour une surveillance nocturne. Il leur confia deux tâches bien précises qui devraient être exécutées en priorité absolue dans les jours suivants, même si cela signifiait passer certaines de leurs affaires à des confrères. Après leur avoir bien spécifié qu’ils devraient faire preuve de la plus grande prudence, il retourna chez lui.
Il fit du café et s’assit dans le salon pour étudier le dossier sur Edward Gant laissé par Pope. Cinq cigarettes et deux tasses plus tard il posait le deuxième feuillet sur le sol à ses pieds et se frottait les yeux des poings. Des idées tourbillonnaient dans son esprit, qu’il ne parvenait plus à ordonner. Toute cette affaire lui déplaisait, d’une façon difficile à définir. Avec toutes les ressources dont ils disposaient, pourquoi les Services britanniques faisaient-ils appel à lui pour approcher Gant ? Pope avait dit qu’il représentait un lien entre les différentes parties concernées, mais le détective ne se satisfaisait pas d’une explication aussi simpliste. Il avait de plus en plus l’impression de jouer le rôle de l’appât vivant, comme la chèvre attachée à l’arbre qui doit attirer le tigre. La manière dont le Mossad voulait l’utiliser était sans doute plus fine mais tout aussi implacable. En Angleterre, leurs moyens d’action étaient limités, et de par sa situation il était effectivement tout désigné pour retrouver leur agent disparu. Mais était-ce tout ? Ils avaient admis vouloir démasquer Gant, or une telle mesure ne leur ressemblait pas. Ils auraient pu le supprimer, comme ils l’avaient fait souvent par le passé avec des ennemis d’Israël. Non, décidément Steadman sentait derrière les mobiles invoqués par les Services secrets quelque chose de beaucoup plus important, et c’est pour cette raison qu’il avait décidé de s’entourer d’un luxe de précautions supplémentaires. Il avait demandé à Sexton de se renseigner sur Gant par ses contacts dans la police. Certains documents confidentiels pouvaient donner des indices. Steve, quant à lui, devrait surveiller l’hôtel proche de Belsize Park et suivre tous les mouvements de Goldblatt et Hannah. Steadman avait choisi de ne rien dire de plus à ses deux collaborateurs que ce qu’ils avaient besoin de savoir pour mener à bien leur tâche, mais il les avait prévenus d’un risque réel. Le regard de Steve avait brillé d’excitation tandis que l’ex-policier approuvait avec un rictus blasé. Si ce travail avait un rapport avec le meurtre de Mrs. Wyeth – et ils en étaient convaincus –, ils étaient prêts à autant d’heures supplémentaires qu’il le faudrait pour coincer le ou les assassins.
Avant que Steadman ne quitte l’agence, Sexton lui avait promis de commencer son enquête sur le marchand d’armes dès le lendemain matin, après avoir arrangé le suivi des affaires en cours. Quant à Steve, il téléphonait à l’hôtel où étaient descendus les agents du Mossad et retenait une chambre pour une période indéterminée. Les frais seraient conséquents, mais Steadman était déterminé à grappiller tous les indices possibles quel qu’en soit le prix. Et il espérait être encore là pour régler les factures.
Il se prépara un repas léger puis appela Holly au numéro qu’elle lui avait donné plus tôt dans la journée. Elle ne répondit pas et il en conçut une certaine déception. Mais elle ne s’était sans doute pas remise de ses émotions de la journée, et peut-être était-elle profondément endormie, ou sortie rendre visite à des amis. Il raccrocha avec une petite grimace désabusée. Que savait-il d’elle, de toute façon ?
Il s’assura que la porte et les fenêtres étaient bien fermées puis monta dans sa chambre, se déshabilla et se coucha. La fatigue le submergea et il s’endormit presque aussitôt.
Ce n’est pas le cri qui le réveilla, car il l’était déjà depuis quelques minutes. Il était resté immobile, allongé dans l’obscurité, se demandant ce qui avait pu le tirer de son sommeil. Aucun bruit ne troublait la quiétude de la nuit, mais un froid anormal planait dans la pièce et le transperçait malgré les couvertures. Il semblait que la température avait brutalement chuté, et il éprouva une sensation très subite d’isolement.
Il retint son souffle et tendit l’oreille. Rien. Pourtant la tension montait en lui. La faible lumière de la rue filtrait par les rideaux ouverts, mais les ombres profondes de la chambre paraissaient la repousser. Il eut soudain l’impulsion de bondir du lit pour prendre son revolver dans l’armoire, mais son instinct lui commanda l’immobilité. Il était certain que quelqu’un se trouvait au rez-de-chaussée. Une menace appesantissait l’atmosphère et il avait appris à ne pas douter de ce sixième sens aiguisé par le passé. L’intrus montait maintenant l’escalier avec une lenteur délibérée, et seule sa respiration basse et caverneuse trahissait son approche. L’odeur passa sous la porte... C’était une senteur écœurante, celle des excréments et de la chair en décomposition... Steadman se souvenait de cet immeuble effondré par une bombe dont on avait dégagé des cadavres après plusieurs jours de recherches. L’odeur de putréfaction était la même, mais maintenant c’était une pestilence presque insoutenable.
Il se força à s’asseoir dans son lit, et il lui fallut toute sa volonté pour y parvenir. Il sentait ses forces drainées de son corps d’une façon inexplicable, le laissant aussi faible qu’un grand malade : Mais il devait atteindre son revolver. Le souffle court, il roula vers le bord du lit et mit les pieds à terre. Ses gestes étaient gourds et il trébucha vers la commode comme un vieil homme. Pendant tout ce temps il ne quitta pas la porte des yeux. Il l’avait verrouillée, mais la porte d’entrée l’était aussi...
Il se figea en entendant un choc sourd à l’extérieur de la chambre. Un silence énorme écrasait la maison, puis il crut percevoir un gémissement, des paroles indistinctes. Le hurlement brisa son étrange faiblesse.
Ce fut aussi instantané que si on l’avait défait de chaînes trop lourdes. D’un coup il recouvra toute son énergie, et la peur disparut en un instant. Il ouvrit l’armoire et prit le .38 qu’il gardait toujours chargé par habitude.
L’arme au poing, il se précipita jusqu’à la porte et la déverrouilla. Au rez-de-chaussée, le cri mourut, au moment précis où il bondissait sur le palier. Sûr de ses pas même dans l’obscurité, Steadman descendit rapidement l’escalier jusqu’au tournant et braqua le .38. Une forme plus sombre gisait sur les premières marches, et il crut voir une silhouette disparaître dans le couloir de l’entrée. Mais la vision était fugitive, floue, et il n’aurait pu le jurer : peut-être ne s’agissait-il que d’une illusion de ses sens à vif.
Il descendit la deuxième partie de l’escalier avec plus de prudence, prêt à toute éventualité. Dans l’obscurité, il distinguait à peine le corps de l’homme écroulé. Le blanc des yeux de celui-ci luisait doucement. Il l’enjamba et courut jusqu’à la porte d’entrée qui était ouverte. Sans se soucier de sa nudité, il scruta les alentours. La rue était déserte, mais il aurait été très facile à quelqu’un de se dissimuler dans les jardins de l’église toute proche.
Il claqua la porte et alluma le plafonnier du couloir. Le .38 prêt, il vérifia le salon et la cuisine sans pour l’instant se soucier de l’homme immobile sur le sol. Ce n’est que lorsque toutes les lumières du rez-de-chaussée effacèrent les ténèbres et la menace d’un agresseur caché qu’il revint vers l’inconnu effondré.
Les yeux de l’homme fixaient le plafond dans un regard halluciné. Steadman remarqua aussitôt les pupilles dilatées par un choc émotionnel : une peur soudaine et terrible. Ses lèvres frémissaient, mais le détective ne perçut qu’un balbutiement incompréhensible. Des bulles de salive s’accumulaient à un coin de sa bouche, et son corps avait la raideur caractéristique de la catatonie. L’inconnu avait l’apparence de quelqu’un qui vient de voir l’Enfer.